Par Philippe Rasquinet.
Il en est, je crois, de la calligraphie, comme de tous les apprentissages : nous pouvons apprendre la technique, nous pouvons nous appliquer à la reproduction de la manière la plus consciencieuse possible, il nous manquera toujours quelque chose. Une espèce de déclic intime. Une étape à passer, une sorte de crac libératoire.
Nous pouvons venir à tous les stages de calligraphie possibles et débourser des fortunes, nous comporter en clients (le prof donne, le stagiaire reçoit) ; nous pouvons intellectualiser à s’en faire péter les neurones, il nous manquera un essentiel : il nous manquera la vie venue des tripes. Ajoutez à cela que l’apprentissage d’un art et le zapping sont incompatibles. Il faut faire un choix. Vous connaissez tous mon niveau de calligraphie : il se situe dans ce vaste désert entre les premiers traits frémissants et une belle ligne de pleins/déliés réguliers, après six ans passés à vous regarder.
J’ai donc osé me confronter à cet art…
…et tenté l’aventure avec les consignes, pourtant claires de Gérard, de me laisser mener sans frein et sans résistance. Que je croyais !
Première étape, premier travail, nous sommes samedi et il est deux heures. Il est clair que les consignes ne sont pas respectées. Gérard me guide avec la gentillesse et la délicatesse que nous lui connaissons, mais je ne comprends pas : mon intellect fait le gros dos. Second travail, le samedi soir, je m’arrête, et je reviens après le souper. Je commence à entourer tout ce qui ne va pas. Peu de lettres y échappent et je critique ma mise en page. Même la couleur est passée au crible.
Ma tête sait.
Mon corps ne parvient pas. Je pose la plume de mon troisième travail le dimanche vers midi. Le progrès est manifeste, vu mon niveau, mais je commence à saturer.
Et je fais une dernière feuille que je termine à trois heures. Pas mal… je suis plutôt content de moi… il y a encore trop de… et pas assez de… mais bon. Pas mal, quand même.
Je suis à bout nerveusement, je m’isole un peu, tandis que Gérard passe de stagiaire en stagiaire pour laisser à chacun un petit souvenir du stage. Plutôt que de nous écrire notre prénom, il nous calligraphie la phrase que nous avions à travailler depuis le samedi midi.
Sans hâte, je traverse la salle en le voyant s’asseoir à ma table et j’y arrive quand il pose son automaticpen.
Vingt secondes ? Trente ?
Ses pleins et ses déliés sont exacts, sa mise en page est pure, sa manière de tricher est parfaitement cohérente.
Trente secondes et je pleure (14 témoins) en comparant son travail et le mien, mesurant la distance encore à parcourir. Comprenant que ces trente secondes de calligraphie ne sont pas trente secondes. Elles sont dix ans de calligraphie vécue. Personne ne peut nous apprendre ça. Aucun Livre. Ça doit venir de nous. Juste de l’intérieur.
Ça doit venir du geste mille fois répété, recherché, activement comparé. Ça doit venir du temps qui passe et de l’énergie qu’on y consacre. Ça doit venir de la rage que l’on rend et de la sagesse de notre honnêteté intellectuelle. Des buts que l’on se donne et de la folle envie de les atteindre. Pas en faisant poterie le lundi, yoga le mardi, composition florale le mercredi, repos le jeudi, guindaille le vendredi et calligraphie le samedi entre 14 et 15.
Il n’y a tout simplement pas la place dans notre tête et dans notre corps pour un calendrier pareil, il faut choisir.
Et je pense avec beaucoup d’humilité à plusieurs personnes qui sont venues aux stages, partant de rien et continuant à venir, progressant d’étape en étape, à leur parcours et leur évolution manifeste.
Mon respect à chacun et chacune.
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